Jusqu’au dernier week-end, c’est une question que je ne m’étais jamais vraiment posée.
Bien sûr, je connais et j’ai déjà largement pratiqué les pots de départ au boulot, la quille après une période d’examens donnant lieu à une grosse fête bien arrosée, les dépendaisons de crémaillère en cas de déménagement, …
Toutes ces occasions de dire au revoir, dans lesquelles on danse, on chante, on discours, on se souvient, on blague et on boit… souvent un peu trop… Les personnes sensibles ou émotives s’autorisent quelques larmes, mais vite essuyées ou cachées, car on ne va pas pleurer tout de même. Joie et bonne humeur obligatoires !
Et puis, il y a eu ce week-end. Oh, rien de bien particulier. Juste la fin d’une formation professionnelle, un an et demi de regroupement, avec un groupe de personnes exceptionnelles. Et encore, je dis la fin, mais il y aura un dernier regroupement officiel en février, et puis le groupe s’est déjà prévu un week-end en mai pour poursuivre les réjouissances. Bref, pas question de se lâcher…
Mais au dernier week-end, les organisatrices avaient prévu les choses différemment. Elles avaient prévu de nous faire vivre, pour la première fois de notre vie, un « au revoir plein ». Hein ? Un quoi ? WTF un au revoir plein ? Et bien, je vous le donne en mille : une sorte de week-end de deuil (ça y est, le mot est lâché) entre vivants. Juste ça. Bim !
Alors au début du week-end, on a tous fait les fiers. Du genre, ah oui, ça va être sympa ce week-end, drôlement intéressant dis donc, on va prendre des notes, et puis, c’est pas vraiment un au revoir puisqu’on se revoit en février… Bref, on se fera pas avoir…
Et donc, au premier tour de discussion, on était tous largement dans le déni. Tout va bien madame la marquise, circulez, il n’y a rien à dire.
Alors bon personnellement, ça faisait déjà quinze jours que me trainais une sorte de rhume-angine-laryngite. Je mouchais, je toussais, je me raclais la gorge, et j’avais mal dans la poitrine. Rien à voir avec la perspective du week-end bien sûr… Et puis ce matin là, gros mal de crâne, et grosse douleur dans la poitrine, du genre le cœur qui fuit de toutes parts… RAS quoi.
Et le week-end commence. Et là, ce n’est pas un, mais deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf rituels qui s’enchaînent pour se dire au revoir, pour vivre dans notre corps et sentir pleinement dans nos émotions ce que signifie une séparation. Pour oser accueillir notre tristesse, lui donner toute sa place, l’autoriser à s’exprimer vraiment. Pour oser exprimer nos peurs, les accueillir, les remercier et les libérer. Pour exprimer aux autres tout ce qu’ils représentent pour nous, tout ce qu’ils nous ont apporté, toutes les qualités que nous leur reconnaissons. Pour leur dire avec les mots. Pour leur dire avec le regard. Pour leur dire avec les gestes. Et pour recevoir des autres ces mots, regards et gestes. Pour se faire consoler, cajoler, câliner. Pour offrir de vrais cadeaux et savoir les recevoir.
Alors bien sûr, il y a eu des larmes. Et des larmes et des larmes. Et moi-même je ne me souviens pas d’avoir autant pleuré. Et zou les boîtes de mouchoirs. Et au début ça été douloureux. J’avais l’impression que mon cœur ne supporterait pas autant d’émotions. Que je devais le protéger, en l’empêchant de pleurer. Quelle idée aussi un week-end pareil ?
Et puis il y a eu cette autorisation à pleurer. A regarder les autres pleurer. A offrir sa tristesse aux autres. Chacune chacune dans sa pudeur, dans le regard bienveillant des autres. Et là déjà ça devenait plus simple.
Et puis il y a eu toute cette beauté. Cette beauté incroyable des gestes d’au revoir. Des mains qui se touchent, des mains qui se tiennent, des bras qui se serrent, des fronts qui se touchent, des accolades tout en retenue, des embrassades plus soutenues.
Et plus il y a eu ces regards. Ces regards merveilleux, ces regards vibrants, ces regards qui disent mieux que mille mots l’amour, la détresse, la tristesse, la gratitude, les promesses. Et dans ces regards la vérité nue des personnes, leur incroyable fragilité, leur immense sensibilité, leur grâce, leurs doutes et leurs espoirs.
Et puis il y a eu tout cet amour. Cet amour que l’on porte aux personnes que l’on aime. Mais qu’on n’exprime jamais assez. Une sorte de bain d’amour, inconditionnel, sans attente, sans enjeu. Juste l’amour que l’on donne et l’on reçoit. Mots, gestes, regards.
Et puis il y a eu cette magie. Cette magie de voir la tristesse progressivement nettoyer les corps, progressivement libérer les cœurs, progressivement faire place à autre chose. A la joie, aux remerciements, à la gratitude de s’être rencontrés et d’avoir vécu tant de choses ensemble. Cette même magie qui a progressivement fait s’envoler nos craintes, nos doutes, nos retenues, nos peurs sur cette séparation. Cette même magie qui a nous a permis de pouvoir se parler de cœur à cœur, de s’ouvrir vraiment, de grandir ensemble.
Et au final il y a eu cette transformation. La transformation du groupe. Un groupe incroyablement vivant. Qui a terminé un cycle ensemble, et qui peut désormais en ouvrir d’autres.
Et la transformation de chacun. Celle des autres. Et ma propre transformation. Qui s’est ouverte par un immense mal de cœur et une détresse à chavirer. Qui s’est poursuivie dans une grande douceur, celle de se sentir entourée, soignée, câlinée au moment où j’en avais le plus besoin. Cette douceur qui a doucement desserré la pression autour de mon cœur. Qui a progressivement mis du baume sur mes blessures, celles du moment et celles plus anciennes. Comme si le fait de se séparer pleinement, proprement, dans ce groupe d'aujourd'hui avait ce pouvoir magique de libérer et guérir d’anciennes séparations pas vraiment faites ou totalement loupées, ou d’anciens deuils pas vraiment terminés.
Et aujourd’hui il y a cette joie. Cette joie profonde d’être vivante, cette joie d’oser pleurer des séparations, cette joie d’avoir vécu un vrai rituel de séparation et de passage. Et cette promesse que je me fais dorénavant à moi-même, celle d’oser accueillir pleinement et célébrer dignement les futures séparations. De dire mon amour, ma tristesse et ma gratitude.
Et de le faire un peu plus chaque jour avec les proches et les vivants.
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